Quand le chat n’est pas là, les souris pensent

editocircum  EDITORIAL- FABLE

Le travail, cette coûteuse nécessité, nous contraint, exceptions gardées faites à certains, à perdre des années entières dans des journées gâchées par la bêtise de notre amour pour le réglé, le minuté, le rassurant, bref, le routinier. Aussi, et cela en est de partout dans toutes les sociétés du monde, quand le patron et ses sbires ne sont pas là, les souris dansent. Mais que se passe-t-il alors quand les souris, lassées du fromage brandi comme unique promesse par le chef chat, se lassent et se mettent à rêvasser, pour ne pas dire pour certaines, à penser.
Cela donne quelques mutations. Il paraît que, dans l’une de nos villes, où se trouvent, c’est bien connu, les plus gros fromages, l’une de ses souris se vit un jour… en chat et non plus en souris.
« -C’est décidé, je ne veux plus de fromage, je ne veux plus obéir, je ne veux plus de contraintes, je veux être aussi libre que le chat ».
Et voilà que notre souris rebelle se fit la belle et se lança dans une entreprise non plus où le fromage était roi, mais où l’on vendait du mou pour chats.
« J’ai suffisamment perdu d’énergie dans ma condition misérable de souris. Autant regagner le temps perdu et mettre à mes genoux le plus de chats patrons possibles » se dit notre souris.
Mais prendre sa revanche et réussir sont deux aspects bien distincts. Et notre souris l’appris à ses dépens.
Désargentée, armée de son seul bagage « métier » et d’une bonne dose d’effronterie, notre souris, méprisant désormais souris comme chats, décida d’aller voir le plus grand des plus grands, le plus libre, le plus puissant, le plus omnipotent des êtres de l’univers : l’Homme.

Or l’Homme s’ennuyait en ces jours-là. Lassé par tous ces chats « pleins de puces », plein de préjugés pour ces chiens dociles, prompts à faire le beau comme à montrer les crocs, consterné par ces poissons condamnés à tourner encore et encore dans leurs aquariums , ronds ou carrés, l’Homme accepta le rendez-vous que lui proposa la souris. Par distraction.

« -Bonjour souris, que me veux-tu, toi qui est si petite, si insignifiante et même, disons-le, le plus souvent gênante ».
-«  Bonjour l’Homme » lui répondit la souris. « J’en ai assez de ma condition de souris, du fromage, des autres souris et par-dessus tout, oui par-dessus tout des chats patrons, qui vous caressent dans le sens des moustaches le matin, et vous griffent et vous soufflent dessus à la moindre de leurs petites contrariétés ».
-« C’est ce que l’on appelle les caprices ou les faits du prince, çà, ma chère souris. Et que me veux-tu ? Qu’attends-tu de moi ? »
– « Je vous sais supérieur à nous tous, pétri de connaissances, supérieur aux chats et autres espèces. Je… je veux vous ressembler ».
– « Me ressembler ? T’es tu seulement posée un jour la question que moi, l’Homme, pouvait en avoir assez d’être justement Homme ? »
– « C’est impossible Monseigneur ! » rétorqua choquée notre souris.
« -Et pourquoi cela ? Vois-tu, je suis las de ma supériorité sur des espèces inférieures, sans envergure et sans avenir. Je m’ennuie car tout me réussi. Je domine l’univers, invente, emploi, développe mais je m’ennuis car tout ceci est vain. Oui vain. Je souhaite de ces temps-ci, pouvoir devenir un oiseau. »
« Un oiseau … !» murmura de stupeur notre souris abasourdie.
« Oui » dit l’homme. « T’es-tu seulement demandé une fois ce que pouvait procurer le plaisir de voler, de s’affranchir du sol sur un simple claquement d’ailes ? N’as-tu pas souhaité avoir une vision d’ensemble, une prise de conscience verticale comme horizontale, pleine et entière qui te permettrait d’accéder à autre chose qu’aux champs gris de nos actions, stratégies, bétons et inepties qui guident à présent ce monde. Ah oui vraiment, j’aimerai être un oiseau ! Loin du veau d’or qui laboure furieusement les sillons de la terre. »

Dépitée par l’Homme, qu’elle avait toujours vu comme le modèle d’une réussite pleine car parfaite, notre souris pris congé et décida de rencontrer l’oiseau. Mais sur quelle branche le trouver ?
Elle décida d’attendre qu’il fût à sa portée, au sol pour picorer, pour pouvoir l’approcher. Elle aperçu au loin un pigeon qui tentait de négocier un morceau de croûton à l’exportation avec une pie en beau costume de, comme il se doit, VIP.
« – Messieurs, j’aimerai solliciter votre attention. » commença-t-elle hardiment.
« -Qui êtes-vous donc mademoiselle ? » lui demandèrent courroucés nos deux oiseaux occupés à négocier sur le tas bec et ongles.
«  -Je suis une souris de bureau qui, après avoir parlé à l’Homme, est désireuse de s’entretenir avec vous, oiseaux ».
-«  -Comment mademoiselle ! Vous avez parlé à l’Homme !!! Quel immense privilège !»
-« -Oui, et je dois dire que je suis assez décontenancée par notre entretien ».
-« -Est-il riche, son palais est-il éclatant ? » commença la pie. « Est-il heureux ? » demanda à son tour le pigeon.
-« Il veut avant tout être un oiseau, pour prendre de la hauteur sur le monde, et surtout, pour pouvoir voler à sa guise, bref être libre. » résuma la souris.
– «  Mais il rêve l’Homme ! » rétorqua le pigeon.
-«  Il n’a aucune connaissance des contraintes qui sont les nôtres, le prix de l’entretien de nos plumes, les contraintes liées aux itinéraires et couloirs aériens, courants ascendants et autres vents, etc. ! » geint la pie.
« -Sans compter le fait de se faire voler dans les plumes par les chats, les chiens et même les fils et filles de l’Homme. Non vraiment, cette obsession pour le rêve d’Icare n’a aucun sens. C’est la lubie de quelqu’un qui ne connaît pas ce à quoi il aspire ! ». soupira le pigeon.
Excédée, la souris se mit à hurler : « Cela suffit maintenant ! J’en ai assez de faire la souris ! Les chats et les chiens sont des imbéciles, l’Homme est aveuglé par son rêve de posséder ce que l’autre a et non pas lui, et les oiseaux en ont assez de voler et assez de leurs conditions d’oiseaux ! »
« -J’entends bien mademoiselle » lui dit alors une coccinelle qui passait par-là. « -Mais depuis que le monde est monde les choses sont ainsi faites. Pourquoi voulez-vous donc que demain soit différent d’aujourd’hui ?».

Et sur ce terrible constat, la souris décida de rentrer chez elle. Jamais au grand jamais, elle se le jura, elle ne se prêterai à vouloir repenser sa condition, ni meilleure ni pire que le chat patron avide, que l’Homme, cet éternel blasé, épris d’autres choses et d’autres choses seules.

©Charles-Eric Petit,

Directeur de publication de Circumflex.info